Comment expliquez-vous historiquement l’existence d’inégalités de genre dans la médecine ?
Lorsqu’on analyse un savoir, il faut s’interroger sur les conditions de production de ces savoirs : qui les a produits, avec quels moyens, pour qui et, si possible, dans quel objectif ?
La médecine s’est extrêmement développée à partir de la fin du XVIIIe siècle-courant XIXe. A cette époque, les détenteurs et les producteurs du savoir sont des hommes tandis que les femmes sont considérées comme « objets de savoir ». Elles constituent une forme d’altérité absolue; comme l’a bien expliqué Simone de Beauvoir, la Femme c’est l’Autre avec un grand A.
En outre le regard médical posé a priori sur les femmes cherche à défendre une thèse : les femmes seraient « faibles » (des fibres musculaires au fonctionnement cérébral en passant par tous les organes) et prédestinées à la maternité.
Pour se remettre dans le contexte, nous sommes à l’époque post-révolutionnaire, qui avait acté l’égalité en droits de tous et toutes. Mais très vite, cette parenthèse enchantée se referme et les femmes sont de nouveau interdites d’accès à de nombreuses activités, dont la participation à la vie politique. Il a donc fallu construire un discours pour justifier cette exclusion et créer une déclinaison de la nature humaine, une « sous-nature » : la notion de « nature féminine » (qui a eu beaucoup de succès et est utilisée jusqu’à aujourd’hui) consistant à prouver que les femmes sont différentes.
Cette « nature féminine » a donc été caractérisée par les médecins à travers des centaines de traités, en se focalisant sur la définition de ce que serait une femme d’une part, et l’inventaire de l’ensemble des faiblesses et autres pathologies qui leur seraient spécifiques d’autre part.
Ainsi, le développement de tout un savoir médical va servir à asseoir l’idée de leur « faiblesse congénitale ».
La 2e thèse, selon laquelle les femmes seraient prédestinées à la maternité, a eu également d’importantes conséquences. Une attention particulière leur a été accordée, mais uniquement cantonnée à une fonction essentielle : leur fonction sociale, biologique, celle de la reproduction. Ainsi, un grand nombre de traités ont été produits, ce qui a également permis beaucoup de progrès sur le plan de la gynécologie et de l’obstétrique.
Qu’a donc induit cette production de savoirs médicaux aux mains des hommes ?
Cela a eu des conséquences de très long terme : l’héritage de ce discours est que l’on considère les femmes comme faibles et comme éternelles malades.
Très concrètement cela a amené à se détourner purement et simplement de certaines maladies et de leur reconnaissance officielle (et donc de leur diagnostic et de leur prise en charge). L’endométriose est un exemple évocateur : bien que décrite pour la première fois dans le dernier tiers du XIXe siècle, elle n’a été reconnue comme maladie à part entière que dans les années 90, pour être finalement inscrite au programme de la Haute Autorité de Santé au début des années 2000.
Si l’on a mis 130 ans à reconnaître, caractériser et surtout soigner cette maladie, c’est parce qu’il a fallu beaucoup de temps pour admettre qu’elle existait. Le discours habituel sur la question des règles étant que les douleurs et l’inconfort, ces « jours d’invalidité » au cours de son cycle menstruel, étaient normaux.
Cette acceptation de la part des professionnels de soins de l’existence de « petits maux du quotidien » chez les femmes a empêché la réflexion et les recherches pour pouvoir y pallier.
Les femmes ont également été peu représentées dans les protocoles de recherche clinique, bien que cela ait évolué ces dernières années. Non seulement à cause du principe de précaution lié à différents scandales sanitaires dans la seconde moitié du XXe siècle (Distilbène par exemple) mais également parce que les organismes “femelles”, du fait des variations hormonales et des cycles menstruels, ont longtemps été réputés plus complexes.
Puis, au début des années 1990, dans le cadre d’une étude pilote sur le lien entre l’obésité et le cancer du sein, pour laquelle uniquement des hommes avaient été invités à participer, il ne fut plus possible de se détourner des biais évidents en santé et une prise de conscience a eu lieu.
Il ne s’agit pas d’imposer la parité dans les protocoles de recherche, ce qui ne ferait pas sens car il existe, bien sûr, des différences entre les hommes et les femmes, notamment en termes de prévalence de maladie en fonction des sexes.
Néanmoins, il s’agit de sortir de cet androcentrisme, l’idée selon laquelle l’homme est la norme, « la mesure du monde ». L’être humain est la mesure du monde, se déclinant en deux sexes, qui existent autant l’un que l’autre. Il ne faut pas oublier également l’origine ethnique, la classe sociale, etc. Les patient·es sont multi-appartenant·es et on gagnerait à ne plus réfléchir à partir d’un individu lambda universel sans appartenance quelconque.
La santé d’une personne est liée à sa physiologie, mais également à son accès à l’éducation, à une alimentation saine, à son habitat, etc. Ainsi, il est souvent dit que les cadres vivent plus vieux que les ouvriers, mais jamais que les ouvrières vivent plus vieilles que les cadres ! Donc même en ajoutant la classe au genre, le facteur le plus déterminant demeure le genre.
Les stéréotypes de genre ont ainsi eu un impact non négligeable dans les soins accordés aux patient·es en fonction de leur genre ?
Les stéréotypes ou idées préconçues sont en effet présents dans la médecine, comme dans toute la société, et cela a des impacts sur les femmes mais également sur les hommes. Par exemple, on présume qu’une femme a une fois par mois des règles douloureuses et à l’inverse, qu’un homme est moins sujet à un certain nombre de pathologies (comme la souffrance psychique). On peine donc davantage à diagnostiquer la dépression chez l’homme, alors qu’elle est surdiagnostiquée chez la femme.
Nous sommes tous pétris de stéréotypes mais, pour des praticiens, le fait de ne pas les interroger conduit à une perte de chance, selon l’expression actuelle en médecine, pour les patient·es car ils induisent des retards de diagnostic et donc une prise en charge et un déploiement de dispositifs thérapeutiques qui interviennent tardivement.
Ainsi l’idée pré-concçue selon laquelle les femmes sont plus « dures » à la douleur que les hommes est extrêmement répandue, y compris chez les femmes elles-mêmes. En réalité, il semblerait surtout que les femmes sont davantage habituées à l’endurer, ce qui ne veut pas dire la même chose : être en capacité de supporter est très différent d’être mise en situation de devoir le faire.
En pratique, cela implique que les femmes mettront plus de temps à dire qu’elles ont des douleurs au-delà du supportable, qui demandent une prise en charge pathologique, ce que nous voyons pour l’endométriose mais également dans les maladies cardio-vasculaires. Des études récentes ont prouvé qu’une femme met 15 minutes de plus qu’un homme à appeler le SAMU en cas d’infarctus. Et cela se double également d’une prise en charge moins rapide par rapport à un homme, car pour une grande majorité de soignant.es, l’infarctus est encore considéré comme une maladie masculine.
Interroger l’Histoire permet de repérer comment un certain nombre d’idées ancrées dans un passé lointain et sans fondements scientifiques est encore tenu pour acquis aujourd’hui.
Pour vous qui enseignez ces questions depuis de nombreuses années, y compris en faculté de médecine, voyez-vous une évolution positive sur ces questions ?
Il peut en effet y avoir des prises de conscience mais cela implique que des formations sur ces questions existent et qu’elles soient reconnues. Pour beaucoup de personnes, parler du genre est seulement exprimer une opinion, alors qu’en réalité, il faut mobiliser de nombreux savoirs en histoire, sociologie, psychologie sociale, etc. pour maîtriser ce sujet. Chez certain·es étudiant·es, on sème des graines sans convaincre totalement. Néanmoins, de plus en plus sont conscient·es de ces inégalités, du fait de leur médiatisation, comme sur les violences obstétricales et gynécologiques.
En outre, certaines choses demeurent inaudibles, notamment parce que tout le monde sait que les femmes vivent plus vieilles que les hommes (environ 6 ans d’écart entre hommes et femmes). Cependant, personne ne regarde l’évolution de l’espérance de vie en bonne santé, beaucoup plus importante, où la différence n’est plus que de l’ordre d’une année (64.2 ans chez les femmes contre 63.4 ans chez les hommes) avec une évolution inquiétante car en baisse chez les femmes mais en augmentation chez les hommes.
En conclusion
La prolifération de discours médicaux sur les femmes au XVIIIe siècle a eu à la fois un impact défavorable car ils ont nourri au niveau scientifique l’idée que la femme était un « homme manqué », mais dans le même temps, cette médicalisation accrue a également profité aux femmes sous l’angle biologique de la reproduction.
Comme pour toutes les inégalités sociales, ces discours en santé ont eu des effets politiques : l’invention de la « nature féminine » a permis de justifier l’exclusion des femmes de la sphère politique.
Les répercussions sont ressenties jusqu’à aujourd’hui où les inégalités en termes de diagnostic et de prise en charge sont de plus en plus documentées. Aujourd’hui, un discours plus complexe, sortant de l’androcentrisme et qui prennent en compte les individus dans leurs différentes appartenances, est indispensable pour une santé et une médecine égalitaire.
Pour en savoir plus :
- La vidéo complète introductive de Muriel Salle
- « Femmes et Santé, encore une histoire d’homme ? » de Muriel Salle et Catherine Vidal, Édition Belin, 80 pages, 2017
- « Femmes : les oubliées de la santé », Le monde en Face, France 5, émission du 20 avril 2021
Cet entretien s’inscrit dans notre Campagne « Santé et (in)égalité de Genre » labellisée Festival Génération Égalité Voices organisé par ONU Femmes France. Suivez-là sur nos réseaux sociaux !
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