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spa Objectifs de Développement Durable

L’exploitation de la main d’œuvre dans les usines textiles

L’exploitation de la main d’œuvre dans les usines textiles Dans le cadre de la nouvelle campagne du projet Make Europe Sustainable for All "#WardrobeChange, pour une mode éthique et durable" visant à sensibiliser aux dérives de l’industrie de la mode, Wecf France publiera une rubrique d'articles mensuelle mettant en lumière les problématiques majeures jusqu’à la fin de la campagne. En février, nous parlons des conditions de travail pour les employé.es des usines de textile.

Le 24 avril 2013, le Rana Plaza, un complexe d’immeubles industriels situé en banlieue de Dacca au Bangladesh, s’effondre, coûtant la vie à plus de 1000 personnes et devenant ainsi la plus grave tragédie de l’histoire de l’industrie textile.[1] Le Rana Plaza accueillait des ouvrier.ère.s travaillant pour les plus grandes marques de vêtements occidentales et son effondrement a fait prendre conscience au monde entier des abus perpétrés par l’industrie textile dans les pays du Sud. Au cours des dernières années, face à l’augmentation des coûts de production dans certains pays, les grandes enseignes d’habillement ont délocalisé leur production en Asie afin de continuer à produire en masse au moindre coût. Cependant, contrairement aux autres secteurs, les grands distributeurs de vêtements ne créent pas d’usine et n’en possèdent pas sur place. Ils réduisent les coûts en sous-traitant à des usines locales et en leur imposant des rythmes de production infernaux pour rester compétitifs. Résultat : exploitation des femmes et des migrants, salaires médiocres et contrats précaires mais également temps de travail indécents avec interdiction de se syndicaliser. Ces conditions de travail révoltantes prévalent toujours dans une majorité d’usines de textile dans les pays d’Asie tels que le Bangladesh et le Pakistan ; mais aussi en Afrique, en Europe de l’Est et dans les Balkans.


Un salaire vital pour toutes et tous ?

Bien que la délocalisation de la production de textiles ait permis d’offrir des opportunités d’emploi à un très grand nombre de personnes, en majorité des femmes, dans les pays en développement – on estime que près de 75 millions de personnes travaillent dans les industries du vêtement, du cuir et de la chaussure dans le monde entier – ces emplois sont très précaires et souvent informels. En septembre 2019, une enquête effectuée par Public Eye auprès de 45 enseignes internationales de la mode révèlent qu’une majorité des travailleurs.euses des chaines d’approvisionnement ne perçoivent pas un salaire suffisant pour pouvoir vivre.[2] Selon Clean Clothes Campaign, un salaire vital doit couvrir les besoins d’un.e travailleur.euse et sa famille tout en lui laissant une part de revenu discrétionnaire. Ce salaire vital n’est assuré dans pratiquement aucune des usines des enseignes étudiées. Dans certains pays des Balkans, des règles exceptionnelles sont même établies spécifiquement pour l’industrie textile : en Bosnie-Herzégovine, par exemple, le salaire d’un.e travailleur.euse du textile correspond à seulement 71% (112€/mois) du salaire national minimum (157€/mois).[3] L’Organisation Internationale du Travail rapportait également en 2016 que les salaires minima dans les pays d’approvisionnement sont généralement faibles et insuffisants pour pourvoir aux besoins de la famille.[4]

Les grandes marques dictent les prix, les volumes et les exigences de qualité sans se soucier des conséquences sur les fournisseurs et les conditions de travail du personnel. Cette pression sur les prix fait que la grande majorité des initiatives de lutte contre les salaires de misère ont échoué.[5] Comme le note l’ONG Public Eye, “le modèle d’affaires des entreprises et le déséquilibre des pouvoirs qui l’accompagne sont la véritable raison pour laquelle les employées continuent de vivre dans la pauvreté”.

En outre, les propriétaires d’usine recourent à des stratagèmes afin d’augmenter la productivité des employé.e.s. On retrouve entre autres la restriction du nombre de pauses autorisées pour aller aux toilettes ; la réduction de la durée des pauses pour les repas et l’introduction de séances de « formation » dans les pauses déjeuner ou dans d’autres pauses afin d’éviter que du temps de production soit perdu. Les pressions en vue d’un travail plus rapide ont un impact inégal selon les sexes, notamment pour les femmes qui ont besoin de davantage de pauses toilettes ou de pauses de repos lors de leurs périodes de menstruation.[6]

La lutte pour des salaires décents continue toujours. Au Bangladesh, où la tragédie du Rana Plaza a eu lieu, le salaire minimum légal est passé de 3000 à 5300 takas, soit environ 60€. Cependant, cette augmentation ne prend pas en compte l’inflation. Les syndicats demandent aujourd’hui qu’il soit fixé à 16000 takas (174€).[7] En 2016, le personnel des usines bangladaises d’Ashulia se sont mis en grève pour réclamer une augmentation de salaire. Les manifestations ont été violemment réprimées par la police et les propriétaires d’usine, menant à plus de 2000 licenciements, mais grâce à une mobilisation internationale importante, les employé.e.s licencié.e.s ont été réintégré.e.s. En janvier 2019, les ouvrier.ère.s se sont mobilisés à nouveau pour des salaires décents pendant près d’une semaine et une fois encore plusieurs centaines de personnes ont été licenciées.

Assurer la santé et la sécurité dans les usines de textile

Depuis le Rana Plaza, de nombreux accidents ont eu lieu dans les usines textiles du monde entier. Le plus récent : un incendie dans l’usine indienne Nandan Denim le 12 février dernier provoquant la mort de 9 personnes. Cette usine, qui fabriquait des jeans pour plusieurs grandes marques américaines, n’avait qu’une seule sortie de secours accessible par une échelle… Quelques semaines auparavant, le 8 décembre 2019, au moins 43 personnes perdaient la vie dans l’incendie d’une usine de sacs à main à New Delhi. Cette usine servait de dortoir la nuit pour certains travailleurs. Dans les deux cas, les causes des incendies demeurent ‘inconnues’. Ces drames, loin d’être isolés, témoignent de l’insalubrité des bâtiments dans lesquels sont fabriqués les vêtements, chaussures et accessoires que l’on porte.

Les travailleuses textiles se plaignent aussi des problèmes de ventilation ainsi que de l’absence d’équipements de protection et d’air conditionné des usines qui sont souvent localisées dans des villes où les températures estivales peuvent atteindre 40°C.

Dans la course aux bas prix, les bonnes conditions sanitaires et de sécurité sont souvent sacrifiées. En juin 2016, une étude de l’International Finance Corporation et l’OIT au Bangladesh met en évidence les liens entre les pratiques d’approvisionnement des marques et les conditions de sécurité dans les ateliers. En effet, les ateliers peuvent seulement obtenir des prêts pour investir dans leurs infrastructures s’ils peuvent se prévaloir de « solides relations d’affaires et de bonnes liquidités, lesquelles dépendent des pratiques des marques en matière d’achat. » Par ailleurs, l’accord du Bangladesh sur la sécurité contre les incendies et la sécurité des bâtiments – signé en mai 2013 suite au drame du Rana Plaza – stipule que les marques ont la responsabilité de faciliter le financement d’améliorations pour la sécurité des ateliers. . Cependant, les marques elles-mêmes ont parfois du mal à identifier tous leurs fournisseurs étant donné l’opacité de la chaîne d’approvisionnement du textile.[8] Le fait que certaines usines sous-traitent à d’autres usines clandestinement ne facilite pas les choses.

Les femmes au cœur de l’industrie textile

Les femmes représentent près de 80% de la main d’œuvre mondiale des industries de l’habillement et des chaussures. En plus de bas salaires et de conditions de travail souvent dangereuses, les travailleuses du textile subissent discriminations et violences sur leur lieu de travail , sous la forme d’insultes, de harcèlement moral ou sexuel et même d’agression sexuelle et de viol.[9] En 2019, des témoignages de travailleuses du textile en Asie recueillis par Human Rights Watch révèlent l’ampleur du problème: humiliations, harcèlements, abus verbaux et autres comportements violents sont fréquents. Bien que des lois contre le harcèlement au travail existent au Bangladesh, en Inde et dans d’autres pays producteurs de textile, la majorité de ces femmes ne les connaissent pas et, en l’absence de protection efficace contre des éventuelles représailles, elles n’ont donc aucun moyen de faire valoir leurs droits. [10] Viennent s’ajouter les dangers du trajet vers le lieu de travail, comme les accidents de la route qui tuent régulièrement les ouvrières du textile au Cambodge.

Ces femmes, surtout des ouvrières migrantes, sont aussi désavantagées par rapport aux hommes dans les usines : les postes rémunérés à l’heure et non pas par pièce sont  majoritairement occupés par des hommes ; elles sont, dans certains cas,  soumises à des tests de grossesse obligatoires lors de leur recrutement, embauchées avec des contrats précaires à court terme et ceux-ci prennent brutalement fin lors d’une grossesse .[11]

Tous ces facteurs rendent les conditions de travail très difficiles pour les ouvrières du textile qui doivent aussi assumer la majorité des tâches ménagères et également prendre soin des enfants et des personnes âgées ou malades de la famille, ne pouvant donc se permettre de perdre leur emploi.


Nous ne relatons ici que quelques exemples de l’exploitation des travailleur.euse.s de textile, qui demeure aujourd’hui monnaie courante dans l’industrie de l’habillement. Ces abus sont en partie dus à la façon dont les marques approchent la question de leurs approvisionnements et leurs achats qui « incitent les fabricants à se livrer à des pratiques de travail abusives et à conclure des contrats risqués avec des fournisseurs non autorisés afin de réduire leurs coûts »[12]. Si les marques continuent d’imposer ces rythmes effrénés à leurs ateliers de fabrication, les conditions de travail ne pourront jamais s’améliorer. Comme le note parfaitement Human Rights Watch, des prix d’achat trop bas et l’imposition de délais réduits pour la fabrication des produits, ajoutés à des prévisions médiocres, des pénalités de retard injustes et de mauvaises modalités de paiement ne font qu’accroître les risques que la main d’œuvre soit victime d’abus dans les ateliers de confection.


[1] Public Eye – Le Magazine n°11, Les stigmates du Rana Plaza, avril 2018

[2] Clean Clothes Campaign/Public Eye, Un salaire vital dans l’industrie textile mondiale : Evaluation des entreprises 2019, Septembre 2019

[3] Clean Clothes Campaign/Public Eye, Will women workers benefit from living wages? A gender-sensitive approach to living wage benchmarking in global garment and footwear supply chains, Décembre 2019

[4] OIT, Le travail décent dans les chaines d’approvisionnement mondiales, Rapport IV 105e session,2016

[5] Public Eye, Un salaire vital dans l’industrie textile mondiale – Evaluation des entreprises 2019, Septembre 2019

[6] Human Rights Watch, On ne peut s’attendre à voyager en avion pour le prix d’un ticket d’autobus : Comment les pratiques des entreprises d’habillement en matière d’approvisionnement facilitent les violations du droit du travail, 2019

[7] Public Eye, Avril 2018

[8] Human Rights Watch, Paying for a bus ticket and expecting to fly: how apparel brands purchasing practices drive labor abuses, 2019

[9] Clean Clothes Campaign/Public Eye, Décembre 2019

[10] Human Rights Watch, Combating Sexual Harrassment in the Garment Industry, Février2019

[11] Clean Clothes Campaing/Public Eye, Décembre 2019

[12] Human Rights Watch, Paying for a bus ticket and expecting to fly: how apparel brands purchasing practices drive labor abuses, 2019